Comme chaque année, l’équipe de l’école des métiers de l’information se retrouvait la veille de la rentrée des formations qualifiantes de l’école pour une journée d’échanges et d’information. La coopérative de formation avait invité, le matin, le philosophe Patrick Viveret à venir interroger le projet de l’emi en animant une conférence sur le thème « la notion de “métier” comme projet de vie . » Voici un petit compte-rendu non exhaustif de son intervention. De l’importance des mots Dans le droit fil de sa critique des systèmes de comptabilité, Patrick Viveret pense que ce n’est pas seulement un autre regard sur les chiffres qui est nécessaire, c’est aussi un autre regard sur les mots. La novlangue utilise les mots communs et en donne, au mieux une vision réductrice, au pire une vision mensongère. Exemple : la création de « valeur », qui subit un véritable coup de force sémantique. A l’origine, valeur = force de vie (eros en grec). Il n’y a que la nature et les humains comme force de vie. Si l’on détruit la nature ou les êtres humains, c’est bien de la destruction de valeur. On peut ainsi avoir de la « création de valeur monétaire » qui repose sur de la destruction de valeur réelle. Dans notre société, tout ce qui n’est pas reconnu monétairement ne « compte pas ». Patrick Viveret pose de ce fait la question du détournement des mots, à revisiter leur sens réel pour résister à la novlangue de l’économisme dominant. Le sens des mots Le mot « métier ». Un mot très fort, créé par le compagnonnage aux alentours du XIIe siècle. A partir de la contraction de deux mots : « ministère » et « mystère ». C’est donc un « ministère mystérieux ». Le métier a donc le sens originel de « projet de vie ». Cela nous invite à répondre à la question fondamentale : « Que faisons-nous de nos vies ? ». La vie prise globalement, et pas seulement la petite période appelée « travail ». Il se penche aussi sur le mot « œuvre », qu’Hannah Arendt oppose à « travail ». Le travail vient du mot latin « tripalium » : c’était au mieux un instrument, avec lequel on empêchait les chevaux de se débattre pendant qu’on leur mettait les fers, et au pire un instrument de torture. Le travail, c’est donc une contrainte terrible, une souffrance, une pénibilité, une dépendance liée à la nécessité de survie. On passe de l’idée que c’est une malédiction dont il faut sortir au « droit au travail », qui est un élément indispensable pour être reconnu socialement. Donc, explique Patrick Viveret, on peut tirer le mot « travail » dans deux sens très opposés. Il faut au moins, comme l’a fait André Gorz, distinguer « travail subi » et « travail choisi ». La retraite ne se pose pas du tout dans les mêmes termes, selon qu’on est dans le premier ou le second. Stéphane Hessel est resté jusqu’à 95 ans dans le même ministère que quand il était ambassadeur de France auprès des Nations unies. … Alors que d’autres attendent leur retraite pour pouvoir enfin faire leur métier. Le terme “profession”. Quand on parle de « professionnaliser » un métier, c’est plutôt « fini de rire ». Or, on ne peut professer que si on est habité par ce qu’on professe. “Vocation”, en revanche, a bien gardé son sens initial, comme œuvre. Tous ces mots sont dans le registre de l’axe de vie. Des mots comme travail, à l’origine, sont plus tirés du côté du labeur. Le mot « job », très pauvre sémantiquement, renvoie au pauvre Job sur son tas de fumier. « Boulot », « boulonner »… c’est aussi remplir des fonctions très extérieures à soi-même pour des raisons de nécessité. La confusion de mots entraîne une grosse confusion dans le débat public. De quoi parle-t-on quand on parle de « revaloriser la valeur travail » ? Aller du côté de l’axe de vie ou du côté de la dépendance, de la pénibilité, du contrôle de la force de vie ? Un des moyens de contrôler les gens, c’est qu’ils passent tant d’heures par jour où ils sont aliénés, dépossédés de leur projet de vie. La confusion des mots empêche d’avoir un véritable débat. Donc d’avoir des politiques publiques adaptées à la nécessité du moment. Or, la nécessité du moment, c’est de libérer les potentialités créatrices de chacun et de tous. L’accompagnement au métier Comment un être humain va se mettre debout ? « Eduquer », c’est conduire au dehors ; « élever », c’est mettre debout. On est en plein dans ce qu’Amartya Sen appelle le développement des capabilités. La question « Qu’est-ce que je fais de ma vie ? » est beaucoup plus bouleversante que la question « Qu’est-ce que je fais dans ma vie ? » ; L’accompagnement au métier (les « chambres de métier » pourraient servir à cela) est essentiel. Beaucoup de personnes décident de changer de métier, et pas seulement pour des nécessités économiques et financières. Le débat sur les intermittents change de nature : Bernard Gazier estime qu’au lieu de prendre cette question sous l’angle de la “marginalité” des artistes, il faudrait en faire un élément préfigurateur de la société de demain pour tous. Regardez le nombre de personnes qui ont une sensibilité artistique : beaucoup ne peuvent sans doute pas en tirer de ressources monétaires marchandes, mais, s’ils ont un revenu de base, ils pourraient pratiquer cette activité en toute sécurité. L’accompagnement au métier, c’est aider un être humain à se poser la question de ce qu’il veut faire de sa vie. Donc à prendre conscience qu’il est un être humain, et que c’est plutôt une chance de vivre ce parcours dans la conscience. Donc à échapper à la logique du divertissement. Triple demande des êtres humains : l’amour, le bonheur, le sens. Ce n’est pas si simple que ça car l’amour est associé à la chute (« tomber amoureux »), le bonheur à l’ennui (« Les peuples heureux n’ont pas d’histoire »), le sens à la guerre. La publicité promet qu’on peut échapper à cela en se focalisant sur les biens, les machines, les techniques… Einstein disait qu’avoir l’esprit scientifique c’était oser poser des questions d’enfant à l’âge adulte. La question du « pourquoi ? » en permanence. La question du choix des métiers est irriguée par cette réflexion plus globale. Tout être humain est porteur de métier. Le premier, le métier matriciel des autres, c’est celui de « chef de projet de sa propre vie ». Le métier est très corrélé au terme latin « educare » au sens de « conduire dehors ». Il y a besoin d’espaces où on pose les valises pour se poser des questions plus fondamentales.